Notes pour une allocution - M. Howard Sapers, enquêteur correctionnel du Canada - Les soins de santé et les services correctionnels fédéraux : le point de vue d’un ombudsman

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Custody and Caring 13th Biennial International Conference (13e conférence internationale biennale sur les soins aux détenus) Sur le rôle du personnel infirmier dans le système de justice pénale

Saskatoon (Saskatchewan)
Le 3 octobre 2013


Je vous remercie de votre invitation à vous rencontrer aujourd’hui. J'aimerais tout d'abord saluer les organisateurs, le College of Nursing, University of Saskatchewan , ainsi que les commanditaires de la conférence, dont fait partie le Service correctionnel du Canada.

J'ai beaucoup de respect et d'admiration pour les professionnels de la santé qui travaillent dans le système de justice pénale. Vous occupez des emplois exceptionnellement exigeants et difficiles. Dans le secteur de la justice pénale, les soins et la compassion ne sont pas facilement reconnus ou salués. J'applaudis les efforts, l'innovation et l'initiative qui ont permis de vous réunir dans le cadre de cet événement prestigieux.

J'ai aujourd'hui quatre objectifs en tête alors que je m'adresse à vous en tant qu'enquêteur correctionnel du Canada. Je désire tout d'abord aborder le profil de la population de détenus sous responsabilité fédérale, et la façon dont le Service correctionnel du Canada répond à leurs besoins en matière de soins de santé.

Je veux ensuite vous entretenir des défis, conflits et dilemmes qui découlent de l'opposition entre les perspectives basées sur la santé et la sécurité dans le cadre de la gestion des détenus.

En troisième lieu, j'aimerais m'appuyer sur une enquête récemment publiée par mon Bureau qui porte sur l'automutilation chronique chez les femmes qui purgent des peines de deux ans ou plus pour illustrer certaines de mes préoccupations sur la gestion de la santé mentale en milieu carcéral.

Conformément aux thèmes et objectifs de cette conférence, je vais conclure mon allocution avec des suggestions qui portent sur ce que je considère être les besoins les plus sérieux et urgents auxquels font face les responsables des soins de santé en milieu carcéral. C'est à cette fin que je communiquerai en conclusion quelques pistes de réforme.

Permettez-moi tout d'abord de vous livrer quelques commentaires d'introduction sur mon rôle en tant qu'enquêteur correctionnel et sur le mandat confié à mon Bureau. Cette version « Que sais-je? » du rôle que j'occupe pourrait vous aider à contextualiser mes commentaires les plus critiques sur l'accessibilité et la qualité de la prestation de services de santé dans les établissements correctionnels.

Nous devrons tout d'abord faire un léger détour. Le Bureau a été créé en 1973 après la tenue d'une commission d'enquête sur une émeute survenue en 1971 au Pénitencier de Kingston. Comme un bon nombre d'entre vous le savez, le Pénitencier de Kingston a fermé ses portes à la fin septembre. Cette fermeture est digne de mention pour diverses raisons, dont une que vous ne connaissez probablement pas. Inger Hansen, la première personne à occuper la fonction d'enquêteur correctionnel du Canada qui a été nommée en 1973, est décédée cette semaine, au moment où les derniers détenus étaient transférés hors du Pénitencier de Kingston. Le décès d'Inger constitue un sobre rappel de la fin d'une époque pour les services correctionnels du Canada. Inger manquera à tous ceux et celles qui l'ont connue.

Le Bureau de l'enquêteur correctionnel agit à titre d’ombudsman pour les délinquants sous responsabilité fédérale, c’est-à-dire les personnes qui purgent une peine d’au moins deux ans.

À titre d'enquêteur correctionnel, je détiens le pouvoir statutaire nécessaire pour mener enquête sur les problématiques soulevées par des délinquants en ce qui a trait aux décisions, recommandations, agissements ou omissions du Service correctionnel du Canada. J’ai le pouvoir de décider d’entreprendre une enquête ou d’y mettre fin, ainsi que de déterminer les méthodes qui sont employées pour mener les enquêtes.

Dans le cadre de mes fonctions, je rends des comptes au Parlement par l’intermédiaire du ministre de la Sécurité publique en ce qui a trait aux préoccupations individuelles et systémiques que les délinquants soulèvent auprès de mon Bureau ainsi qu’à la capacité du Service correctionnel du Canada de mettre en œuvre des solutions. Je suis pleinement indépendant du SCC et du ministère de la Sécurité publique.

Le Bureau est un organisme de surveillance, et non de défense des droits. Son personnel est impartial lorsqu’il mène des enquêtes sur des plaintes. Il cherche à s’assurer que les activités sont menées conformément aux règles, équitablement et dans le respect des lois. Il aborde les services correctionnels du point de vue des droits de la personne.

Mon équipe a accès aux installations, aux dossiers et aux employés du SCC . Les dispositions législatives nous concernant prévoient l’imposition de pénalités à quiconque tente d’entraver nos travaux.

Ces pouvoirs sont généraux et nous aident à viser une prestation de services correctionnels équitable, responsable et efficace. Mon Bureau n'est pas qu'un « gérant d'estrade » par rapport au SCC . Il constitue une part essentielle du cadre juridique qui régit les pratiques correctionnelles fédérales.

Le Bureau reçoit et traite chaque année des milliers de plaintes, de communications et de demandes de renseignements de délinquants. Le Bureau compte 35 employés permanents, dont la majorité participe directement au règlement des plaintes de délinquants sur une base quotidienne.

Les membres de mon équipe d'enquêteurs se rendent régulièrement dans des établissements fédéraux pour y rencontrer des délinquants et des employés. En 2012-2013, les enquêteurs ont passé un total de 337 jours dans des pénitenciers fédéraux et y ont rencontré plus de 1 500 délinquants en entrevue. L'année dernière, le Bureau a examiné 165 dossiers qui comprenaient des incidents ayant mené à des blessures graves ou à des décès de détenus. Nous nous sommes penchés sur plus de 1 400 dossiers de recours à la force, y compris une proportion croissante d'incidents de recours à la force concernant des personnes atteintes de troubles mentaux.

Les soins de santé demeurent la principale catégorie de plaintes que les délinquants présentent à mon Bureau. En fait, cette catégorie de préoccupation est constamment celle qui est la plus fréquemment communiquée à mon Bureau par les détenus. Une analyse plus détaillée révèle que c'est en fait de l'accès aux soins de santé que les détenus se plaignent le plus souvent. Des enquêtes et conclusions provenant de prisons aux quatre coins du pays confirment que l'accès en temps opportun et la qualité des soins demeurent problématiques, particulièrement dans les pénitenciers situés dans des régions éloignées.

Je ne suis pas surpris de voir que les préoccupations liées aux soins de santé provoquent souvent de fortes réactions de la part des détenus. Dans un milieu carcéral, les détenus disposent de beaucoup de temps pour penser à leur santé, et il s'agit d'un des seuls domaines où ils peuvent eux-mêmes exercer un certain contrôle. Leur santé leur « appartient » toujours.

Pour certains d'entre eux, leur temps passé en prison pourrait représenter l'un des seuls moments de leur vie où ils bénéficient d'un certain degré de continuité des soins. En revanche, une peine d'emprisonnement, qui peut signifier des transferts fréquents entre diverses institutions, peut également engendrer des interruptions de traitement, des changements de médication et un manque de continuité entre les soins reçus en établissement et ceux reçus dans la collectivité une fois un détenu libéré. Sur cette dernière question, les systèmes de santé des provinces et territoires ont un grand rôle à jouer en vue de parvenir à une continuité des soins.

Les délinquants incarcérés ne disposent que de très peu de choix, en pratique, en ce qui a trait à déterminer la personne répondra à leurs besoins en matière de santé, l'endroit et la façon dont les soins seront prodigués, ou ce qui constitue un article, service ou besoin « essentiel » en matière de soins de santé. Contrairement à ce qui arrive à la plupart d'entre nous lorsque nous avons besoin de soins de santé physique ou mentale, les détenus sont considérés comme des délinquants en premier, et ensuite comme des patients. Privés de leur liberté, ils ne peuvent pas « magasiner » les services de santé ou les fournisseurs de soins de santé. Ils prennent ce qu'ils peuvent, quand ils le peuvent.

Nonobstant cela, nous devons appliquer des normes élevées en matière de soins, ne serait-ce que parce qu'une bonne santé en milieu carcéral fait partie d'une bonne santé publique.

Je veux préciser que je ne suis pas en train de critiquer les personnes qui prodiguent des services de soins de santé aux détenus, mais plutôt de critiquer les facteurs qui découlent de la façon dont les services de santé sont organisés, structurés et dispensés dans les pénitenciers fédéraux.

Au Canada, contrairement à d'autres territoires de compétence, il n'existe aucune organisation de services de santé distincte qui répond aux besoins en matière de soins de santé des délinquants purgeant une peine de ressort fédéral. Les détenus sous responsabilité fédérale sont exclus de la Loi canadienne sur la santé et ne sont pas couverts par les systèmes provinciaux de soins de santé.

Certaines réalités associées aux territoires de compétence et à la constitution font que le Service correctionnel du Canada est responsable de veiller à ce que les détenus disposent d'un accès raisonnable à des soins de santé conformes aux normes professionnelles en vigueur. Les normes professionnelles découlant des lois canadiennes sont élevées, comme il se doit. Le personnel du SCC est en outre tenu de prendre en considération l’état de santé d’un délinquant et ses besoins en soins de santé dans toutes ses décisions concernant le placement, le transfert, l’isolement, les mesures disciplinaires, la mise en liberté sous condition et la supervision.

Voilà d'importantes obligations en vertu de la loi que nous ne pouvons ignorer, peu importe les difficultés que cela implique.

Aussi bien dans le cadre domestique qu'à l'international, les questions de gouvernance, de responsabilité et de financement ont mis en marche une série de réformes du côté de l'administration des soins de santé, de l'endroit où les soins seront dispensés et des personnes qui les dispenseront.

Comme vous l'avez appris hier, le SCC fait des progrès à ce chapitre, et est en plein cœur d'une réforme de sa gouvernance. Je suis encouragé par les développements, mais sans être entièrement satisfait.

Quelques pays ont mis en application des modèles de prestation de services de santé de rechange, dont la Norvège, la France, l'Australie et le Royaume-Uni, entre autres, et nous pouvons même en voir plus près de chez nous dans des provinces telles que l'Ontario, la Colombie-Britannique, l'Alberta et la Nouvelle-Écosse.

Dans ces systèmes, les soins de santé aux détenus peuvent être dispensés et réglementés par des organismes de services de santé nationaux ou provinciaux, et non par les services correctionnels. La prestation de soins de santé par des organisations qui sont à l'extérieur du système carcéral signifie une réduction des risques de conflit ou de confusion au sujet des rôles associés aux mandats des services de santé et correctionnels. Dans certains modèles, les professionnels de la santé relèvent d'administrateurs des services de santé. Les voies hiérarchiques, la prise de décision, la supervision et la communication des renseignements sont claires, constantes et distinctes de l'administration correctionnelle.

Le risque que des questions de sécurité se voient accorder la priorité par rapport aux préoccupations cliniques est considérablement réduit dans de tels modèles.

Je demeure convaincu que les services correctionnels fédéraux ont du retard à rattraper en ce qui a trait à une mise en œuvre réussie des solutions de rechange en matière de gouvernance et d'administration des services de santé en milieu carcéral. Le SCC peut tirer parti de l’expérience des autres.

Cela est particulièrement vrai quand nous envisageons la prestation de soins de santé mentale. Même s'il a obtenu un agrément externe en matière de soins de santé physique, et nonobstant la réorganisation en cours de la hiérarchie et des fonctions en matière de soins de santé dans les cinq centres de services de soins de santé du SCC , le système dans son état actuel affiche un manque d'intégration et fait l'objet de restrictions aussi bien sur le plan individuel que systémique.

Je ne vous cache pas que la population carcérale est comprise dans une proportion exagérée de personnes issues de milieux défavorisés ou vulnérables. Les délinquants arrivent souvent en prison affligés de troubles de santé chroniques ou non pris en charge. Leur santé physique déficiente est souvent minée par un historique de traumatismes, de toxicomanie ou de dépendance, des comorbidités qui sont répandues chez les personnes qui vivent en marge de la société.

En termes correctionnels, il s'agit d'une population à risque et à besoins élevés qui requiert une vaste gamme de services et de mesures de soutien.

Le profil de la population carcérale fédérale est particulièrement révélateur si nous adoptons la perspective des déterminants de la santé :

  • Un détenu sous responsabilité fédérale sur cinq est âgé de 50 ans ou plus. Une part significative de ceux-ci auront besoin de soins spécialisés et dispendieux.
  • Les Autochtones composent 23 % de la population carcérale, malgré le fait que les Autochtones représentent 4 % seulement de la population canadienne en général.
  • Par ailleurs, 9 % des détenus sont des Canadiens de race noire, soit près du triple de leur représentation dans l’ensemble de la société.
  • Au cours des cinq dernières années, le nombre de femmes incarcérées dans des établissements fédéraux a augmenté de près de 40 %.
  • Le nombre de femmes autochtones sous responsabilité fédérale a connu une hausse ahurissante de 93 % au cours des 10 dernières années. Une femme sur trois condamnées à purger une peine de plus de deux ans est maintenant d’ascendance autochtone.
  • En moyenne, les détenus admis dans un pénitencier fédéral possèdent un niveau de scolarité équivalent à la 8e année.
  • Près de 70 % des détenues sous responsabilité fédérale disent avoir subi des agressions sexuelles, et 86 %, des sévices physiques à un moment ou à un autre de leur vie.
  • Avant d'arriver en prison, la plupart des délinquants étaient chroniquement sous-employés.
  • 80 % des délinquants présentent une dépendance ou une toxicomanie. Deux tiers des délinquants sous responsabilité fédérale étaient en état d'ébriété lorsqu'ils ont commis l'infraction à l'origine de leur peine.
  • En outre, 31 % des détenus sont porteurs de l’hépatite C, et 5 %, du VIH .
  • Au moment de leur admission en prison, près de 40 % des délinquants de sexe masculin requièrent un examen plus approfondi pour déterminer s'ils ont ou non des besoins en soins de santé mentale. 30 % des délinquantes ont été hospitalisées avant leur incarcération pour des raisons psychiatriques.
  • Au cours de l'exercice financier 2011-2012, le Service correctionnel a offert au moins un service de santé mentale en établissement à 48,3 % de la population carcérale totale, 47 % des délinquants autochtones et 75 % des détenues ayant reçu ces services au cours de l'exercice précédent.

Ces données mettent en lumière les importants défis auxquels font face les autorités correctionnelles canadiennes sur le plan des ressources et celui de la capacité. Dans la plupart des cas, les chiffres sont probablement inférieurs à la réalité, surtout du côté de la mesure des besoins en soins de santé mentale, que l'on a tendance à sous-déclarer en milieu carcéral.

Fournir des soins de santé en milieu carcéral est une entreprise de plus en plus complexe et coûteuse. Le coût total annuel des soins de santé dans les établissements correctionnels fédéraux dépasse maintenant 216 millions de dollars. Les coûts en prestations de soins de santé physique aux détenus s'élèvent annuellement approximativement à 150 millions de dollars. Les coûts d'exploitation pour les cinq centres de traitement du SCC , avec une capacité combinée de 675 lits, s'élèvent approximativement à 108 millions de dollars.

Des données qui datent maintenant de cinq ans indiquent que les coûts moyens annuels en prestations de soins de santé physique par détenu varient de 6 100 $ en Ontario à 9 200 $ dans la Région de l'Atlantique. Les coûts en soins de santé aux détenus sont élevés et ne cessent de croître en réponse aux besoins d'une population carcérale vieillissante et à la santé déclinante.

Ce n'est pas un hasard que le SCC est devenu le plus grand employeur d'infirmières et de psychologues dans la fonction publique fédérale. Au total, 1 200 professionnels de la santé travaillent actuellement pour le Service correctionnel, dont la grande majorité sont des infirmières, suivies des psychologues, des pharmaciens, des médecins et des travailleurs sociaux.

Comme je l’ai indiqué plus tôt, le SCC est confronté à d’importantes difficultés en matière de dotation, de recrutement et de rétention du personnel, ce qui reflète bon nombre de préoccupations qui sont abordées dans le cadre de cette conférence, notamment le cadre de pratique, la certification, la rémunération, le perfectionnement professionnel et les conditions d’emploi. Selon ce que je constate, ces problèmes sont importants et répandus dans de nombreux pays et leurs systèmes correctionnels.

Pour l'exercice financier 2011-2012, le taux de postes de soins de santé vacants au SCC atteignait un peu plus de 8,5 %. Ce chiffre est probablement une sous-estimation des postes vacants comparativement aux besoins courants, étant donné que de nombreux postes vacants à long terme se sont traduits par une élimination de poste. Le taux de postes de psychologue vacants en 2011-2012 était de 16 % (51 postes).

En réalité, ce taux est beaucoup plus élevé si l'on considère que 50 des 329 postes de psychologue étaient occupés par des titulaires qui sont des employés non agréés (ou « employés de niveau inférieur ») et ne peuvent pas offrir le même niveau ou la même gamme de services que les psychologues agréés. Autrement dit, près du tiers de tous les postes de psychologue du SCC est vacant ou occupé par des « employés de niveau inférieur » 1 .

En tant que professionnels de la santé, vous êtes tenus de fournir des soins de santé dans un cadre dont la mission et le mandat ont d'autres finalités, essentiellement assurer le contrôle et la sécurité. Les restrictions en ressources et infrastructures imposent des obstacles artificiels en ce qui concerne ce qui peut être accompli de manière raisonnable et pratique.

Je ne peux m'empêcher de penser combien cela peut être incroyablement difficile, voire frustrant, d'établir des relations infirmière-patient basées sur la confiance et à visée thérapeutique dans un milieu où les intérêts en matière de sécurité institutionnelle sont de la plus haute importance, et bien souvent, des préoccupations prédominantes.

Certaines études confirment que les conditions de travail permettent aisément de prédire la satisfaction que l'on ressent au travail. De lourdes charges de travail, un personnel inadéquat et un accès restreint à l'équipement, à la technologie et aux ressources définissent l'expérience du personnel infirmier en milieu correctionnel. Une étude menée en 2010 analysant les questions liées à l'équilibre travail et vie privée chez le personnel infirmier des services correctionnels en Ontario confirme que les tensions, les surcharges de travail et les conflits de rôles peuvent se manifester par des symptômes de stress et d'épuisement professionnel.

Ironiquement peut-être, les facteurs qui peuvent faire que la prestation de soins infirmiers en milieu correctionnel représente un tel défi – autonomie professionnelle, relations respectueuses avec les pairs, surmonter les barrières en ce qui a trait aux soins aux patients et obtenir du soutien organisationnel – peuvent aussi se révéler une source de force, de fierté et de satisfaction.

J'ai bien conscience que bon nombre des préoccupations et problèmes auxquels les professionnels de la santé sont aux prises en milieu correctionnel sont de nature organisationnelle, systémique ou structurelle. Le cadre de pratique, une rémunération concurrentielle et attrayante, une charge de travail équilibrée (incluant le pourcentage de temps consacré aux soins directs comparativement à celui consacré aux soins indirects), le soutien apporté dans le cadre de la formation professionnelle continue, la formation axée sur des compétences, l'adhésion à des organisations professionnelles, la flexibilité de la certification et des qualifications : tout cela suggère que la gouvernance, ainsi que le soutien organisationnel et administratif, constituent des facteurs clés de la satisfaction que ressentent les professionnels de la santé en milieu correctionnel.

La nature unique en ce qui a trait à la structure, la culture et la finalité des établissements carcéraux engendre des conflits de rôles, fait naître de la confusion et mène à des dilemmes éthiques et professionnels. Ces conflits – la sécurité par rapport aux soins, les établissements carcéraux par rapport aux hôpitaux, l'assistance par rapport au contrôle – découlent du fait que les prisons n'ont pas pour fonction d'être des hôpitaux, mais certains détenus sont en fait des patients.

Les soins et la compassion peuvent paraître antithétiques aux finalités recherchées de l'imposition de peines et de mesures correctionnelles. Les conditions de détention qui caractérisent les établissements carcéraux modernes – les dégradations dues au surpeuplement, la propagation des maladies infectieuses, l'incarcération des membres plus vulnérables de la société, les cellules d'observation ou d'isolement dans lesquelles sont placés les détenus atteints de troubles mentaux, la mort qui survient dénuée de toute dignité en milieu carcéral – soulignent que, dans la conception et les finalités, il y a un manque d'attention accordé au volet de la santé.

Des facteurs comme la double occupation des cellules conçues pour un détenu, les cas d’automutilation en prison, les incidents de recours à la force, l'isolement, la consommation de drogues illicites, les tentatives de suicide et les cas de suicides réussis s'ajoutent à la complexité de la gestion des soins de santé dans un cadre qui par nature est répressif et imprévisible.

Mon Bureau continue de signaler des sujets de préoccupation systémiques entourant les décès survenus en milieu carcéral. Ces mesures comprennent une réaction appropriée et en temps opportun dans les cas d'urgence médicale, le partage d'information entre le personnel de première ligne et le personnel médical, le suivi et la gestion des délinquants suicidaires et ayant des comportements d’automutilation chronique et la qualité des rapports d'enquête et des mesures correctives du SCC .

Dans la période des exercices financiers 2002-2003 à 2012-2013, on a enregistré 583 décès dans les établissements du SCC . Plus de 70 % des décès survenus dans les établissements fédéraux au cours de cette période sont attribuables à des causes « naturelles ».

Mon Bureau passe actuellement en revue le Processus d’examen des cas de décès et mort naturelle en établissement du Service.

Plus tôt, j'ai exprimé mes inquiétudes sur le fait que ce processus est loin de répondre aux normes législatives et en matière d’enquête. Par exemple après avoir examiné des centaines de dossiers, je suis frappé par le fait que les examens des cas de décès ne contiennent pratiquement pas de constatation ou recommandation particulière qui mentionne la qualité des soins de santé ou des critères s'y appliquant. Je rédigerai un rapport plus complet au sujet de mes constatations plus tard cet automne.

L'incidence des cas d’automutilation dans les établissements carcéraux fédéraux a plus que triplé au cours des cinq dernières années. Mon Bureau a publié un rapport d'examen intitulé Une affaire risquée en début de semaine. Il évalue la réaction du Service correctionnel aux incidents de comportement d'automutilation chronique concernant huit femmes purgeant des peines dans des établissements fédéraux. Aujourd'hui, j'aimerais vous communiquer certaines constatations et recommandations émises dans le rapport d'examen Une affaire risquée. 

Pendant la période de 30 mois visée par l’examen, un total de 802 incidents de sécurité en établissement mettant ces huit femmes en jeu a été répertorié. Un peu plus de la moitié de ces incidents ont été signalés comme étant des cas d’automutilation ou des tentatives de suicide. Près d’un tiers des incidents d’automutilation documentés ont été suivis d’une intervention avec recours à la force (c.-à-d. contrôle physique, aérosol capsique ou recours à des contraintes physiques).

Comme dans le cas d’Ashley Smith, six femmes ont été déclarées coupables d’autres infractions pendant leur séjour en établissement, et ont vu leur période d’incarcération prolongée. Trois des femmes ont été déclarées coupables d’infractions pour des comportements adoptés pendant que le personnel de l’établissement intervenait en réaction à un épisode d’automutilation.

Nous avons mis au jour d’importantes tensions entre les objectifs des soins de santé mentale et des mesures de sécurité. Les problèmes de sécurité perçus, peu importe le risque, ont tendance à l’emporter sur les interventions cliniques ou sur les soins de santé mentale. Sept des femmes visées ont passé de très longues périodes en isolement sous une forme ou une autre.

Cinq des femmes ont été placées en isolement préventif à répétition après des incidents d’automutilation. Dans la majorité des cas, les délinquantes ont adopté un comportement de résistance ou violent après que le personnel soit intervenu dans un cas d’automutilation, et ces incidents ont le plus souvent été observés dans le contexte d’une fouille à nu obligatoire effectuée en vue d’un placement en isolement préventif ou clinique.

Dans l’ensemble, nous avons déterminé que les mesures de sécurité et de contrôle adoptées étaient démesurées par rapport au risque que la délinquante présentait, qu’elles n’étaient pas appropriées du point de vue des besoins en matière de santé mentale et qu’elles nuisaient aux objectifs de traitement thérapeutique. Par exemple, pour certaines des femmes concernées, les périodes prolongées d’isolement ont contribué à augmenter la fréquence et la gravité de leurs épisodes d’automutilation, ou leur recours à d’autres comportements de résistance.

De plus, le recours fréquent au matériel de contrainte physique pour maîtriser ou prévenir les épisodes d’automutilation a souvent été considéré problématique. Bien que rien dans les directives du SCC ne prévoie l’usage des contraintes physiques à titre de mesure médicale ou clinique, certains des plans de traitement prévoient le recours « consensuel » à ce matériel pour empêcher l’automutilation. Dans certains cas extrêmes, l’utilisation presque perpétuelle de ce matériel était expliquée comme une mesure « de survie ».

Le rapport comprend seize recommandations, dont les suivantes :

  • améliorer la formation donnée aux employés travaillant avec des délinquantes ayant des comportements d’automutilation chronique;
  • renforcer la surveillance et la reddition de comptes pour les cas de recours aux contraintes physiques pour gérer les cas d’automutilation en milieu carcéral;
  • empêcher le placement prolongé de délinquantes ayant des comportements d’automutilation en isolement;
  • nommer un défenseur indépendant des droits des patients ou un coordonnateur pour la qualité des soins à chacun des cinq centres régionaux de traitement, notamment à l’Unité Churchill, CPR (Prairies);
  • transférer les personnes qui présentent les risques les plus élevés et aigus en milieu hospitalier.

Bien que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile se soit prononcé en accord avec l'affirmation selon laquelle les personnes qui présentent des besoins chroniques et complexes en matière de santé mentale ne devraient pas se trouver en prison, j'attends toujours la réponse officielle du SCC .

Il serait injuste de demander l'impossible à nos services correctionnels. Les représentants des services correctionnels sont après tout chargés de gérer des prisons, et non des hôpitaux. Nonobstant cela, les prisons abritent des personnes gravement malades, et il arrive que leurs besoins en matière de soins de santé représentent plus que ce que les services, les ressources et la capacité disponibles permettent d'offrir.

Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne la santé mentale. En raison de la hausse des besoins, il existe au sein du SCC trop peu de personnel infirmier psychiatrique spécialisé. La formation reçue sur le plan de la santé mentale est trop limitée. L'infrastructure est problématique. Il n'existe, hormis une exception, pas d'unités de soins intermédiaires en santé mentale à l'intention des détenus de sexe masculin. Nous continuons de gérer l'automutilation comme un problème comportemental ou un problème de contrôle, plutôt que comme un signe ou un symptôme de troubles mentaux.

Ceci étant dit, le SCC est conscient du grand nombre de défis auxquels il fait face, et il a pu créer une bonne stratégie de soins de santé mentale en milieu carcéral. Le plan stratégique est solide, mais l'ensemble du Service doit l'adopter.

Avant de conclure, je veux vous livrer quelques pensées sur ce qui constitue selon moi les besoins les plus criants associés à une réforme des soins de santé mentale en milieu carcéral au Canada. Mon objectif n'est pas de dresser une liste exhaustive, mais plutôt de communiquer un point de départ qui permettrait d'amorcer un dialogue au sujet de la réforme et de nos priorités.

Je veux tout d'abord revenir sur le besoin d'explorer, de toute urgence et de façon sérieuse, les modèles de rechange en matière de prestation de soins en santé mentale, et ce, plutôt que de se fier à des organisations qui n'ont jamais été conçues pour prendre soin de personnes aux prises avec de sérieux problèmes de santé mentale. De tels délinquants devraient être transférés en priorité à des hôpitaux psychiatriques communautaires ou à des instituts médico-légaux.

En second lieu, nous devrions interdire l’isolement prolongé des délinquants à risque de suicide ou d’automutilation et de ceux qui ont un problème grave et aigu de santé mentale. De telles pratiques ne sont ni sécuritaires, ni empreintes d'humanité.

Troisièmement, il est temps que le SCC mette intégralement en œuvre sa Stratégie en matière de santé mentale : planification et développe dans tout le pays une capacité en matière de soins intermédiaires en santé mentale.

En quatrième lieu, je suis d'avis que les administrateurs des services correctionnels pourraient tirer profit de la nomination de défenseurs des droits des patients ou de coordonnateurs de la qualité des soins indépendants , surtout en ce qui a trait aux centres de traitement médico-légal et psychiatrique. Bien que j'apprécie le fait que les professionnels de la santé agissent de temps à autre pour défendre les droits des patients, je crois qu'une supervision supplémentaire aidera le Service à satisfaire aux normes de pratique les plus rigoureuses en vigueur aussi bien dans les hôpitaux communautaires que dans le milieu carcéral.

Enfin, je crois que tous les établissements à sécurité maximale, moyenne et à niveaux de sécurité multiples devraient être dotés de prestataires de soins de santé primaires 24 heures par jour, 7 jours par semaine. Il existe beaucoup trop d'urgences médicales et de besoins complexes en matière de soins de santé pour que nous puissions traiter ces réalités à temps partiel.

Mot de la fin

On s'attend à ce que vous, en tant que professionnels de la santé, mainteniez et respectiez des normes élevées en ce qui a trait aux soins dispensés. Chaque jour, on vous demande d'effectuer des activités ou des évaluations, ou de remplir des fonctions qui pourraient provoquer des conflits avec la relation patient-personnel infirmier. Vous êtes des généralistes qui évoluez dans un environnement spécialisé et qui réalisez un vaste éventail d'interventions qui vont de la promotion de la santé à la prévention, en passant par la prise en charge des maladies chroniques et les soins palliatifs.

Votre travail exige un degré élevé de créativité, de souplesse et d'autonomie personnelle et professionnelle, ce qui peut, dans certains cas, rendre flous les contours conventionnels de votre cadre de pratique.

Vous pouvez être confrontés à des situations où une concurrence entre certaines valeurs, loyautés et obligations peut constituer une source d'angoisse et de conflits en milieu de travail.

Vous devez être les gardiens du code de déontologie des infirmières et des infirmiers dans la structure punitive associée à l'internement. Vous devez défendre les intérêts de personnes que beaucoup d'autres ne font que condamner. Les objectifs de maintenir la confidentialité de votre relation avec vos patients et d'établir une relation de confiance peuvent entrer en conflit avec les exigences en matière de sécurité qui sont toujours envahissantes. Il semble que vous et vos collègues et administrateurs deviez sans cesse vous battre pour un respect, une équivalence et une reconnaissance professionnels.

Fort de ma propre expérience à titre d'ombudsman d'une prison, je sais aussi que le travail le plus gratifiant est souvent accompli dans les circonstances les plus difficiles. J'imagine que le fait de dispenser des soins de santé en milieu carcéral vous donne quotidiennement la preuve de ce que je viens d'affirmer.

J'aimerais vous remercier encore une fois de m'avoir invité parmi vous, et d'avoir été un public si attentif. Je vous souhaite que votre travail soit pour vous une source de force et de réussites, et j'ai hâte d'entendre vos questions et commentaires.

1 SCC , Rapport sur le rendement des Services de santé 2011-2012 , novembre 2012.


Date de modification 
2014-01-23 



 

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