Notes d’allocution d’Ivan Zinger
Correctional Investigator of Canada
Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles
February 2, 2021 à 15 h
Monsieur le Président, et Mesdames et Messieurs, membres du Comité, bonjour. Je vous remercie de m’avoir invité à prendre la parole devant votre Comité.
Je prends la parole aujourd’hui à titre d’enquêteur correctionnel du Canada. Compte tenu de mon mandat, je m’intéresse particulièrement à l’évaluation des répercussions qui se feront ressentir sur le système correctionnel fédéral si nous orientons la loi et les pratiques en matière d’aide médicale à mourir en fonction des contestations fondées sur la Charte et des décisions judiciaires récentes. Au cours de mon exposé, je décrirai ce que je retiens et ce qui me préoccupe relativement à trois cas connus de personnes qui purgeaient une peine de ressort fédéral et qui ont reçu l’aide médicale à mourir; dans l’un de ces trois cas, la procédure a été menée à l’intérieur d’un pénitencier fédéral. Je ferai également référence à un mémoire que j’ai soumis sur cette question au Comité permanent de la justice et des droits de la personne en novembre 2020.
D’après moi, trois problèmes de fond se posent en ce qui concerne les lois et les politiques actuelles qui régissent l’application des dispositions sur l’aide médicale à mourir dans le système correctionnel fédéral :
- La politique interne du Service correctionnel du Canada (SCC) donne au Service le pouvoir discrétionnaire d’autoriser l’aide médicale à mourir à l’intérieur de pénitenciers fédéraux dans des circonstances exceptionnelles.
- En vertu de la loi actuelle (article 19 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous caution ), le SCC n’est pas tenu d’enquêter sur le décès d’un détenu qui a reçu l’aide médicale à mourir et n’est pas tenu de faire parvenir à mon bureau d’avis pour les décès de cette nature.
- Dans le cas des détenus atteints d’une maladie en phase terminale ou qui souffrent d’une douleur chronique intolérable, il manque d’options en matière de libération comme la mise en liberté en raison de l’âge ou pour raisons médicales. Les dispositions actuelles comme la libération pour des raisons de compassion ou la prérogative royale de clémence sont peu accessibles, très restrictives et sous utilisées.
Au sujet du premier point que j’ai soulevé, soit le pouvoir du SCC de permettre l’aide médicale à mourir à l’intérieur d’un pénitencier fédéral, je souligne que le premier détenu ayant reçu l’aide médicale à mourir était un délinquant non violent reconnu coupable d’une infraction liée aux drogues et condamné à une peine d’emprisonnement de deux ans, soit la durée minimale d’une peine de ressort fédéral. La décision de lui refuser la libération conditionnelle, même s’il souffrait d’une maladie en phase terminale, mais de lui accorder l’aide médicale à mourir dans un pénitencier me semble déphasée par rapport à la gravité de l’infraction de cet homme et à la nature et à la durée de sa peine. Mon examen de ce cas m’a permis de soulever de sérieuses questions, de relever des omissions et des retards, ainsi que de constater une mauvaise application de la loi et de la politique. Mon analyse a fait ressortir le manque de solutions de mise en liberté et la rigidité de l’administration des peines dans la gestion des maladies chroniques ou des maladies en phase terminale chez les détenus du Canada.
Je tiens à être clair : je ne m’oppose pas au principe qui consiste à permettre aux personnes qui purgent une peine de ressort fédéral d’avoir accès à l’aide médicale à mourir. Je me préoccupe plutôt de la nature et du contexte de l’incarcération elle même. L’objet de l’aide médicale à mourir consiste à offrir aux Canadiens une solution légale pour mettre fin à leurs jours dans la dignité, au moment et à l’endroit de leur choix. Il n’est simplement pas possible ou souhaitable de respecter cette intention dans le contexte de l’incarcération. Dans le cas que je viens de soulever, l’homme en question a mis fin à ses jours en prison non pas par choix, mais parce que les autorités ont rejeté toutes les autres options, les lui ont refusées ou ne les ont pas prises en compte.
Dans un autre cas, j’ai examiné les circonstances concernant un détenu qui avait une maladie en phase terminale et qui était considéré comme délinquant dangereux. Ce détenu était suicidaire et était atteint d’une grave maladie mentale. Il menaçait de se suicider s’il ne recevait pas l’aide médicale à mourir. Compte tenu de sa désignation de délinquant dangereux, ses chances d’obtenir une libération étaient très minces. Malgré l’état d’esprit dans lequel il se trouvait, il satisfaisait aux critères de l’aide médicale à mourir, et, sans possibilité apparente de libération, on lui a donné un préavis de 24 heures pour qu’il se prépare à recevoir l’aide à mourir dans un hôpital de la collectivité. Je vois dans le récit de cet homme un appel à la prudence pour le Parlement, qui envisage de permettre l’aide médicale à mourir en l’absence de maladie physique, par exemple aux personnes qui éprouvent une douleur psychologique intolérable.
Mon examen de ces dossiers révèle qu’il s’agit de choix et de circonstances qui ne s’appliquent pas aux citoyens libres lorsqu’ils prennent des décisions sur leur fin de vie. Le désespoir, l’atterrement, l’absence de choix, l’épuisement des solutions de rechange dans la collectivité ou l’impossibilité pour ces personnes d’y recourir sont des conditions propres aux personnes incarcérées. Pour le prisonnier, la liberté de choisir comment, quand et où mettre fin à ses jours est assujettie à l’exercice de pouvoirs de l’État. Il n’y a simplement pas d’équivalence entre le fait de demander l’aide médicale à mourir dans la collectivité et celui de fournir l’aide médicale à mourir en milieu carcéral.
Les personnes incarcérées qui souffrent d’une maladie en phase terminale au cours de leur peine devraient avoir la capacité (et une possibilité raisonnable) d’être libérées de prison pour des raisons médicales ou des motifs humanitaires. Dans l’état actuel des choses, les critères d’admissibilité à la mise en liberté pour motifs humanitaires au Canada (« libération conditionnelle accordée à titre exceptionnel ») sont extrêmement restrictifs et extrêmement difficiles à respecter. L’aide médicale à mourir en milieu carcéral ne donne pas davantage de choix et ne devrait pas se substituer à un système rigide d’administration des peines.
En ce qui concerne mon deuxième point, je m’interroge sur la raison pour laquelle le SCC est exempté de se pencher ou d’enquêter sur les décès par aide médicale à mourir. Actuellement, le SCC n’est pas tenu d’aviser mon bureau du décès d’un détenu causé par une procédure d’aide médicale à mourir, ce qui, à mon avis, constitue une omission. Dans l’état actuel des choses, le SCC n’a aucune obligation légale de signaler ni d’examiner les décès de cette nature. Je ne crois pas que le législateur avait l’intention de soustraire le SCC à un examen interne ou public sur ces questions. Il importe que des dispositions soient misent en place qui garantissent aux Canadiens que toutes les options en matière de mise en liberté ont été envisagées ou explorées, que la qualité des soins fournis répondait aux normes de soins professionnels et communautaires et que toutes les autres mesures de sauvegarde prévues dans les procédures et la loi ont été appliquées adéquatement.
Je crois qu’idéalement, la décision de demander l’aide médicale à mourir devrait être prise dans la collectivité par des détenus en liberté conditionnelle, et non par un prisonnier qui est derrière les barreaux. Selon moi, il ne s’agit pas de déterminer si l’aide médicale à mourir doit être offerte aux personnes qui purgent une peine, mais où et comment elle devrait leur être offerte. Cela peut paraître étrange, mais, compte tenu de la façon dont la loi est rédigée et appliquée, il est plus facile pour un détenu en phase terminale de se voir accorder l’aide médicale à mourir que d’obtenir une libération conditionnelle à titre exceptionnel.
Chaque année, jusqu’à 40 détenus sous responsabilité fédérale décèdent de causes naturelles derrière les barreaux. La plupart de ces décès sont prévisibles ou, selon les critères prévus actuellement dans la loi, « raisonnablement prévisibles ». La plupart de ces personnes auraient probablement satisfait aux critères à remplir pour avoir droit à l’aide médicale à mourir, que ce soit dans leur forme actuelle ou leur forme envisagée. En milieu carcéral, le fait de fournir une aide à mourir n’élargit pas nécessairement le champ des soins palliatifs ou de fin de vie. Il semble très improbable qu’une personne saine d’esprit, mais en proie à des souffrances physiques, choisisse d’obtenir l’aide médicale à mourir en milieu carcéral si on lui présente une autre solution viable, si on lui laisse le libre choix et si on l’informe entièrement de son état et de son pronostic. Du point de vue de la sécurité publique, il est inutile de garder derrière les barreaux un détenu qui amorce la phase terminale de sa maladie, qui a peut-être déjà purgé la majorité de sa peine ou qui a peut-être dépassé depuis des années la date de son admissibilité à la libération conditionnelle.
L’aide médicale à mourir pour les prisonniers n’est pas une option qui élargit forcément la gamme des options en matière de soins de fin de vie ni une solution pour un système rigide d’administration des peines. Le Canada est l’un des quelques pays dans le monde qui permettent aux prisonniers de mettre fin à leurs jours par suicide assisté. Ne serait-ce que sur le plan des apparences, la plupart des personnes raisonnables, y compris le ministre de la Sécurité publique, conviendront que le fait d’offrir l’aide médicale à mourir aux prisonniers n’est pas un progrès du système correctionnel canadien dont nous pouvons être fiers. L’aide médicale à mourir ne devrait jamais être exécutée en milieu carcéral, encore moins sans être soumise au moindre examen.
Je vous remercie de votre attention. Je serai heureux de répondre à toutes vos questions.
Date de modification
2021-02-01