Le 26 juin 2024

L'honorable Dominic LeBlanc      
Ministre de la Sécurité publique, des Institutions démocratiques et des Affaires intergouvernementales      
Chambre des communes      
Ottawa, Ontario      

 

Monsieur le Ministre,

J'ai le privilège et le devoir conformément aux dispositions de l'article 192 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition de vous présenter le 51e rapport annuel de l'Énquêteur correctionnel.

Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l'expression de mes sentiments distingués.

 

Ivan Zinger, J.D., Ph.D.      
Enquêteur correctionnel

Table des matières

Message de l’enquêteur correctionnel

Message de la directrice générale

Mises à jour nationales

Évaluation et classification des risques avec les peuples autochtones depuis Ewert c. Canada (2018)

La procédure de règlement des plaintes et des griefs des délinquants

Enquête sur la qualité des examens des soins dans le cas d’un décès de causes naturelles dans un pénitencier fédéral

Pressions dans les établissements pour femmes : Surutilisation et conséquences des transfèrements interrégionaux

Six ans après le Modèle d’engagement et d’intervention : Résultats mitigés quant au recours à la force dans les établissements autonomes à sécurité maximale et concernant les prisonniers vulnérables

Pratiques prometteuses dans les services correctionnels pour Autochtones

ÉTUDE DE CAS : Décès au Centre régional de traitement – Millhaven

Enquête Nationale Systémique

Enquête sur les pénitenciers autonomes à sécurité maximale pour hommes dans les services correctionnels fédéraux

L’espoir au-delà des barreaux : La gestion des peines d’emprisonnement à perpétuité au fédéral

Perspectives de l’enquêteur correctionnel pour 2024-2025

Prix Ed McIsaac pour la promotion des droits de la personne dans le système correctionnel

ANNEXE A : Résumé des recommandations

ANNEXE B : Statistiques annuelles

Réponse au 51e rapport annuel du Bureau de l’enquêteur correctionnel

Message de l’enquêteur correctionnel

Photo du Dr Ivan Zinger, enquêteur correctionnel du Canada.
Dr. Ivan Zinger, enquêteur correctionnel du Canada

Chaque année, la production de mon rapport annuel et la rédaction de mon message d’introduction offrent l’occasion de réfléchir au mandat et au travail accompli à mon bureau qui constitue en tant que tel l’ombudsman des individus qui purgent une peine d’incarcération d’ordre fédéral, et l’organisme de surveillance externe pour l’autorité correctionnelle fédérale au Canada, soit le Service correctionnel du Canada (SCC). Nos visites et nos inspections régulières aux établissements carcéraux fédéraux, nos rencontres avec le personnel du SCC et les individus incarcérés, de même que nos enquêtes visant le règlement de plaintes et d’enjeux individuels ou collectifs de détenus font partie de nos fonctions quotidiennes. Nous examinons les incidents liés au recours à la force dans les établissements fédéraux ainsi que les décès en établissement et d’autres incidents graves. Nos interventions aident à veiller à ce que les peines de ressort fédéral soient gérées en conformité avec les normes nationales et internationales en matière de droits de la personne en assurant une détention sécuritaire, humaine et respectueuse des lois.

À titre d’enquêteur correctionnel, mon focus et ma priorité est d’identifier, d’enquêter et de signaler des enjeux d’importance nationale ou systémique. Le rapport de cette année comprend des constatations et des recommandations qui découlent de deux enquêtes menées à l’échelle nationale, c’est-à-dire la gestion des peines à perpétuité et un examen comparatif des six établissements autonomes à sécurité maximale pour hommes. Le Bureau s’est aventuré en terrain nouveau dans le cadre de ces deux enquêtes : il s’agit du premier rapport approfondi du Bureau sur les « condamnés à perpétuité », et l’enquête sur les établissements autonomes à sécurité maximale constitue notre première inspection à l’échelle du système et notre premier examen des conditions de détention aux établissements à sécurité maximale.

Nos constatations dans ces deux domaines abordent le fondement même de l’intention et de l’objectif du système correctionnel en explorant ce que peut signifier en pratique une peine indéfinie (une peine qui prend fin à la mort du condamné), ou l’utilité de la détention à sécurité maximale lorsque les objectifs de réadaptation et de réinsertion sociale prévus par la loi ne sont pas atteints de façon satisfaisante. Chaque enquête soulève des questions de politiques publiques qui portent sur les coûts et les conséquences des peines qui, à tous les points de vue, sont excessivement longues (comme celles des condamnés à perpétuité), coûteuses et très difficiles (comme on peut l’observer dans les établissements à sécurité maximale).

En ce qui concerne notre enquête sur les établissements à sécurité maximale, nous avons constaté que le Service correctionnel du Canada n’a élaboré aucune formulation claire de l’énoncé sur le but quant aux résultats escomptés de la détention à sécurité maximale. Nous avons observé des pratiques opérationnelles et des conditions tellement punitives et restrictives qu’elles semblaient tout à fait contraires à toute intention ou à tout principe ou résultat correctionnel énoncé. Nous avons constaté que les incidents de recours à la force dans les établissements autonomes à sécurité maximale représentent maintenant 46 % de tous les recours à la force à l’échelle nationale, bien que ces établissements accueillent environ 10 % de l’ensemble de la population de détenus.

Dans le cadre de notre enquête liée aux condamnés à perpétuité, nous avons rencontré des personnes qui purgent des peines d’une durée indéterminée qui satisfont toutes les exigences de leurs programmes, mais qui se retrouvent trop souvent à languir dans les établissements à sécurité moyenne bien après l’expiration de leur date d’admissibilité à une libération conditionnelle. Notre enquête a révélé que les condamnés à perpétuité sont maintenus aux niveaux de sécurité supérieurs durant de longues périodes alors qu’aucun objectif clair n’est établi quant à leur réadaptation et de réinsertion sociale. À différents niveaux, les détenus incarcérés dans les secteurs à sécurité maximale et les condamnés à perpétuité perdent une quantité de temps inacceptable dans ces établissements, compte tenu du faible bénéfice qui en découle sur le plan de l’intégration et de la réinsertion sociale.

Les décideurs doivent tenir compte de ce qui advient des gens emprisonnés lorsque la possibilité d’une mise en liberté ou de l’abaissement de leur niveau de sécurité est reportée de façon arbitraire ou refusée indéfiniment, ou lorsque, vraisemblablement, la détention en cellule d’une durée excessive mènera à des incidents violents. Comme le confirment les recherches depuis longtemps, les peines longues et difficiles sont statistiquement synonymes de récidive accrue, plutôt que réduite. Pour établir un but plus constructif et positif que la punition ou le châtiment qui, dans un cas comme dans l’autre, ne fait plus partie de l’objectif ou des principes du système contemporain de l’établissement des peines au Canada, la pratique correctionnelle doit miser sur les autres aspects de l’incarcération dans son offre correctionnelle, outre la nature et la gravité des infractions et le degré de responsabilité du délinquant. J’en conclus, à la lumière de ces deux enquêtes très différentes l’une de l’autre, que l’emprisonnement sans but ou sans fin est cruel, arbitraire et illégal.

Ce rapport que je vous présente comporte également plusieurs mises à jour importantes de la politique nationale. L’éventail des enjeux cette année comprend, entre autres, un examen de la conformité du système interne de plaintes et de griefs du SCC, une mise à jour sur les pressions de la population dans les établissements pour femmes, une enquête sur les examens de la qualité des soins fournis par le SCC dans le cas de décès de causes naturelles en établissement, ainsi qu’une évaluation des actions ou de l’inaction du SCC six ans après la déclaration de la Cour suprême du Canada dans sa décision liée à l’affaire Ewert c. Canada selon laquelle certains des outils d’évaluation mis en application par le SCC contreviennent à la loi lorsqu’ils sont appliqués aux Autochtones. Enfin, l’enquête du Bureau sur un décès survenu à l’un des cinq centres régionaux de traitement qui servent d’hôpitaux psychiatriques et pour la santé mentale, composés d’employés du SCC et dirigés par celui-ci, soulève une préoccupation importante au sujet du fonctionnement et de la gouvernance de ces établissements, surtout en ce qui concerne la portée et le degré de la pratique clinique dans l’offre de soins sécuritaires, efficaces et sans entrave aux patients dans les milieux pénitenciers adjacents.

Au-delà des enquêtes systémiques, des mises à jour de la politique nationale, de l’inspection des prisons et des examens des pratiques exemplaires, d’autres enjeux et préoccupations ont retenu notre attention en 2023-2024. De façon inattendue, un nombre inhabituel de décisions touchant le système correctionnel fédéral ont été prises malgré le manque apparent de consultation, d’engagement ou d’absence d’avis à mon Bureau. Par exemple, bien enfouie dans le budget fédéral présenté en avril 2024 se trouvait une proposition visant la modification de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition afin de permettre la détention de migrants « à haut risque » dans les pénitenciers fédéraux. Ni mon bureau ni la plupart des autres intervenants qui défendent les droits de la personne n’étaient au courant de cette proposition. L’expansion proposée de la détention liée à l’immigration au sein des prisons fédérales pour des motifs allégués de risque pour la sécurité publique est une mesure draconienne, soit un manquement aux responsabilités du Canada d’offrir un lieu sûr aux migrants et aux réfugiés qui se sentent persécutés ou qui fuient la guerre, ou simplement à ceux qui souhaitent mener une vie meilleure. Je reconnais que certains ressortissants étrangers pourraient se présenter devant les autorités frontalières ou de l’immigration et constituer un risque de fuite, mais il semble que leur détention dans un pénitencier fédéral soit un geste excessif, dépourvu de sagesse et contraire aux valeurs canadiennes. Il doit y avoir des solutions de rechange plus humaine et empreinte de compassion.

Dans le même ordre d’idées, d’autres décisions prises par le SCC au cours de la période visée par le Rapport semblaient manquer de réceptivité ou brillaient par l’absence d’une consultation auprès de mon bureau. Les modifications techniques apportées aux lignes directrices sur l’aide médicale à mourir (AMM) et la seconde promulgation de celles-ci qui ont eu lieu sans avis ou consultation en sont un exemple. Dans une mesure plutôt importante, le gouvernement du Canada continue de permettre la mise en branle de cette procédure dans un pénitencier fédéral dans des circonstances « exceptionnelles » (demande du « patient »). La même chose se produit en ce qui concerne la décision de doter des postes de représentants des patients en y affectant des employés du SCC au lieu de nommer des intervenants externes et indépendants, ce qui envoie un message ambigu et déformé tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’organisation. J’image ce résultat malheureux depuis longtemps et cela m’a poussé à prendre la décision de faire état de mes préoccupations au ministre de la Sécurité publique dans mon dernier rapport annuel. De toute façon, cette décision va à l’encontre d’autres dispositions complémentaires prévues au moment de l’adoption des services de représentation des patients qui servent aussi à protéger l’indépendance clinique et l’autonomie professionnelle des employés du SCC qui fournissent des soins de santé. En d’autres termes, le gouvernement et le SCC passent à côté d’une occasion de soutenir la prestation des soins de santé essentiels dans les établissements carcéraux sans l’influence ou l’interférence injustifiée du personnel de sécurité.

Je tiens à conclure mon message de façon positive et constructive. En appui à l’enquête du Bureau sur les établissements à sécurité maximale j’ai insisté pour visiter tous les établissements autonomes à sécurité maximale pour hommes. Les directeurs d’établissement et les membres des équipes de gestion m’ont reçu de façon professionnelle, chaleureuse et courtoise à chacun des établissements à sécurité maximale que j’ai visités. J’ai rencontré de nombreux membres du personnel dévoué et exceptionnel du SCC et j’ai eu plusieurs échanges instructifs avec des intervenants de programme, des enseignants et des membres du personnel de première ligne, qui pour la majorité d’entre eux m’ont parlé de leurs défis (et réalisations) de façon franche, honnête et directe. Le travail qu’ils accomplissent est exigeant, difficile, et compliqué, et ils exercent leurs fonctions dans les lieux les plus inhabituels, difficiles et empreints de privation et de traumatismes humains. Je respecte véritablement ce qu’ils font, même si je suis parfois en désaccord avec leur façon de le faire.

Nos enquêteurs font état de la même expérience quant à l’engagement professionnel, respectueux et axé sur la collaboration du personnel du SCC, me disant que leur accès au personnel et aux détenus ainsi qu’à tous les secteurs de l’établissement auxquels ils étaient affectés a été efficace et que, dans l’ensemble, tout s’est déroulé sans interférence ou complication. La date et le motif de chaque visite d’établissement sont présentés bien avant sa tenue et le personnel s’occupe de prendre les mesures qui conviennent pour faciliter l’exercice efficace et sans heurt de nos fonctions. La coopération, l’engagement et la collaboration font partie de la surveillance en établissement. Nos enquêteurs travaillent fort pour établir le lien et la confiance nécessaires avec les gens qui résident et travaillent dans les prisons. En tant que tiers, cela nous permet d’obtenir des résultats au chapitre du règlement des plaintes.

Malheureusement, le même niveau de collaboration et de coopération n’est pas toujours réciproque lorsque les membres de mon personnel communiquent avec l’administration centrale (AC) pour tenir une rencontre, discuter de certains enjeux ou demander des renseignements qui concernent une enquête en cours. Nous faisons souvent face à de longs délais quant à la réception des renseignements demandés et le Service semble hésiter à tenir des rencontres, fournir des renseignements ou se mobiliser concernant les constats et les recommandations formulées par mon bureau. Il est rare que nous recevions un appel du bureau de première responsabilité pour nous fournir des informations, confirmer ou clarifier notre demande.

Je reconnais que l’établissement de la relation et de la confiance puisse nécessiter un certain temps et la bonne foi des deux parties. Je ne m’attends pas à des relations chaleureuses, étroites ou amicales, car ce genre de lien serait peu pratique, voire contraire aux fonctions de l’ombudsman et aux principes que sont l’indépendance, la neutralité et l’impartialité. Cependant, je m’attends à tout le moins à une relation de coopération à tous les niveaux et au respect des articles 172 (pouvoir d’exiger des documents et des renseignements)et 191 (conséquences d’un empêchement ou d’une entrave) de la loi. Nous parvenons à mieux travailler lorsque les membres de notre personnel respectif comprennent et tiennent compte de nos rôles et responsabilités qui, certes, sont différents, mais complémentaires. Après tout, nos organismes partagent la même législation, la sécurité du public est notre but à chacun, nous faisons partie du même portefeuille de la Sécurité publique, nous avons le même ministre et nous sommes tous des fonctionnaires fédéraux. Nous servons le gouvernement et les Canadiens et nous travaillons tous pour favoriser une détention et des soins sécuritaires, efficaces et humains.

Ivan Zinger, JD., Ph.D.      
Enquêteur correctionnel      
Juin 2024

Message de la directrice exécutive

Photo de Monette Maillet, directrice exécutive et conseillère générale au Bureau de l’enquêteur correctionnel
Monette Maillet, directrice exécutive et conseillère générale

Cette année, le Bureau a continué de se concentrer sur la mise en place d’un organe de surveillance indépendant, efficace et efficient dans les prisons avec la mise en œuvre de son plan stratégique pluriannuel soutenu par un financement permanent accru. L’établissement d’un milieu de travail sain doté du personnel adéquat et veillant au bien-être de nos employés a été et continue d’être une priorité, tout comme l’excellence des services fournis aux individus incarcérés que nous servons. De mémoire, nous avons pour la première fois un nombre important d’agents de règlement préventif et d’enquêteurs qui répondent directement aux appels d’individus incarcérés, règlent des préoccupations, conduisent des visites d’établissement et enquêtent sur les enjeux prioritaires. Nous avons également entrepris un processus « lean » afin d’améliorer notre traitement des plaintes pour accroître son efficacité et de nous permettre de prêter une attention particulière aux enjeux systémiques. Nous attendons avec impatience le moment de constater et rendre compte des résultats de cet exercice au cours de la prochaine année.

En 2023-2024, nous avons créé les nouveaux postes dont nous avions désespérément besoin et mis au point notre structure organisationnelle dans le but de mieux répondre aux besoins des gens que nous représentons dans les établissements carcéraux du Canada et d’offrir des occasions d’évolution de carrière à nos employés. Nous avons également élargi notre approche d’enquête en passant des visites d’établissement, par les enquêteurs en solo, à l’élaboration d’un modèle d’inspection mettant davantage le travail d’équipe de l’avant. Cela facilite la tenue d’enquêtes encore plus approfondies et le partage de la lourde charge de travail que doit accomplir le personnel durant ces visites en établissement. Nous avons également été en mesure de former des équipes diversifiées dotées de différents secteurs d’expertise pour la tenue de nos enquêtes systémiques.

Bien qu’il reste du travail à accomplir pour la mise en place d’une structure entièrement dotée et durable et nous sommes sur la bonne voie. Durant la dernière année, le Bureau a traité 4 299 plaintes et passé 230 jours dans les établissements fédéraux au sein desquels il a mené 1 258 entrevues avec des personnes incarcérées.

Le travail acharné de nos employés talentueux, notre travail continu et notre collaboration avec le Service correctionnel du Canada et plusieurs organismes non gouvernementaux, y compris les organisations autochtones, nous rappellent que nous travaillons tous ensemble pour l’obtention d’un résultat commun, soit : un système correctionnel sécuritaire, juste et humain, orienté par les lois, les normes nationales et internationales en matière de droits de la personne. Dans un pays comme le Canada, nous devons continuer de nous efforcer, viser et nous attendre à obtenir de meilleurs résultats correctionnels. Nous pouvons y parvenir en faisant preuve de courage et de détermination, mais aussi en travaillant ensemble et, parfois, en sortant des sentiers battus. Notre bureau est très certainement prêt à relever le défi.

Monette Maillet      
Directrice exécutive et conseillère générale

Mises à jour nationales

Cette section présente un résumé des enjeux stratégiques ou des cas individuels significatifs soulevés à l’échelle des établissements et au niveau national durant la période visée par le présent rapport. Les enjeux et les cas qui figurent dans ce rapport ont fait l’objet de discussions avec les directeurs d’établissement, d’un échange par correspondance, d’un suivi découlant d’un rapport annuel antérieur ou d’un point à l’ordre du jour d’une réunion bilatérale auxquelles participe la commissaire, moi-même et nos équipes de gestion supérieure respective. Ces enjeux préoccupants non résolus, non abordés ou mis à jour, continuent de faire l’objet d’enquêtes actives. Par conséquent, la présente section permet de documenter les progrès réalisés dans la résolution de problème ou de préoccupations d’importance nationale.

Évaluation et classification des risques avec les peuples autochtones depuis Ewert c. Canada (2018)

« … les fournisseurs de service, les services correctionnels et les organes professionnels sont ceux qui doivent assumer l’application responsable du risque judiciaire et de toute autre mesure d’évaluation. De telles applications devraient être employées de façon antiraciste et responsable sur le plan culturel afin de favoriser un processus décisionnel qui peut augmenter au maximum les bienfaits et réduire au minimum les préjudices pour les personnes impliquées dans le système de justice, renforcer la sécurité dans la collectivité et défendre les droits de la personne et la justice sociale. »

Olver et al. (2024)Footnote 1

Le Service correctionnel du Canada (SCC) utilise divers outils d’évaluation et de classification pour éclairer le processus décisionnel qui porte sur la plupart des aspects de la peine d’un individu. Ces outils ont été élaborés en grande partie pour aider les décideurs à procéder à l’estimation du niveau de risque qu’un individu présente en ce qui concerne les résultats problématiques ou criminels (p. ex. inconduite en établissement ou récidive). De nos jours, les outils d’évaluation et de classification sont largement utilisés pour orienter et déterminer le cours de la peine d’une personne, de son admission à l’expiration du mandat dont il fait l’objet, y compris le placement initial, le niveau de sécurité, les aiguillages vers les programmes, l’accès aux services, le temps passé derrière les barreaux, le moment et les conditions de la libération conditionnelle, ainsi que l’intensité de la surveillance dans la collectivité. Ces outils ont été élaborés par et pour une majorité de personnes blanches et par conséquent, au cours des dernières années, leur validité et leur fiabilité lorsqu’ils sont utilisés dans le cas de populations diverses ont attiré une attention considérable sur le plan des politiques publiques, du discours académique, et celle des tribunaux canadiens.

Le plus remarqué de ces débats a été l’affaire Ewert c. Canada (2018) qui s’est rendue devant les tribunaux fédéraux et, éventuellement, devant la Cour suprême du CanadaFootnote 2. Dans cette affaire, il a été affirmé que certains outils d’évaluation utilisés par le SCC contreviennent à la loi et à des articles de la Charte lorsqu’ils sont utilisés dans les cas qui concernent des Autochtones. En particulier, le plaignant dans l’affaire, M. Ewert, un homme Métis qui purge une peine de ressort fédéral, a fait valoir que les outils actuariels et d’évaluation psychologique que le SCC utilise n’ont toujours pas été validés convenablement au chapitre de leur utilisation dans des cas qui concernent des Autochtones, et que par conséquent, ils sont discriminatoires et placent les Autochtones dans une position franchement désavantageuse. M. Ewert a soulevé pour la première fois des préoccupations qui concernent la validité des outils d’évaluation il y a près de 25 ans, lorsqu’il a présenté son grief initial au SCC à ce sujet. Un élément fondamental des arguments avancés dans le cas de M. Ewert portait sur le fait que l’utilisation de ces outils par le Service contrevenait tant à l’exigence de « respecter les différences ethniques et culturelles et tenir compte des besoins propres aux Autochtones », prévue à l’alinéa 4g) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (LSCMLC) qu’à l’exigence de « veiller, dans la mesure du possible, à ce que les renseignements qu’il utilise concernant les délinquants soient à jour, exacts et complets » prévue au paragraphe 24(1). M. Ewert a ajouté que l’utilisation de ces outils violait les droits conférés par la Charte (en vertu des articles 7 et 15).

Le 13 juin 2018, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans l’affaire et bien que la Cour ait rejeté les arguments de M. Ewert à l’égard de la violation de ses droits en vertu de la Charte, elle a formulé une solution discrétionnaire prenant la forme d’une déclaration officielle voulant que le SCC ait manqué à son obligation prévue au paragraphe 24(1) de la LSCMLC. Il a été déterminé que contrairement à la position du SCC, les résultats des évaluations actuarielles constituent bel et bien des renseignements et qu’en conséquence, puisque la Cour a déterminé que le Service n’avait mené aucune recherche approfondie pour faire état de la validité de ces outils, celui-ci n’a pas pris toutes les mesures raisonnables pour veiller à ce que les renseignements qui concernent M. Ewert soient exacts, comme l’exige la loi.

Bien que cette affaire ait surtout concerné la validité de cinq outils actuariels et psychologiques en particulierFootnote 3, elle met en lumière des enjeux élargis et continus par rapport à la validité et à l’exactitude des outils contestés tels qu’ils sont appliqués aux Autochtones, de même que la validité, l’équité, les conséquences et le caractère applicable de tous les outils que le SCC utilise pour prendre des décisions liées à la peine d’un individu. Dans la décision de la Cour suprême du Canada, le juge Wagner, au nom de la majorité, a soulevé les trois préoccupations qui figurent ci-dessous.

« le danger évident que pose l’utilisation par la SCC d’outils d’évaluation susceptibles de surestimer le risque posé par les détenus autochtones est que cela pourrait contribuer de manière injustifiée aux disparités dans les résultats correctionnels dans des domaines où les délinquants autochtones sont déjà désavantagés. »

Au stade actuel, six ans après la formulation de cette décision, les écarts dans les résultats qui concernent les détenus autochtones persistent et, dans certains cas, sont pires qu’avant. Les Autochtones continuent d’être grandement surreprésentés dans l’ensemble des établissements fédéraux (ils représentent le tiers de la population de détenus) et dans les secteurs à sécurité supérieure, purgent une période plus grande de leur peine derrière les barreaux que d’autres et se voient imposer des délais plus longs, en plus de faire face à des obstacles sur le plan de l’accès aux programmes qui leur conviennent. Étant donné que les décisions en matière d’évaluation et de classification sont souvent le point de départ et servent de fondation sur laquelle de telles décisions reposent, il est bien évidemment crucial de comprendre le rôle qu’assument ces outils en perpétuant ces décisions parmi tant d’autres qui constituent des obstacles que les Autochtones doivent surmonter au cours de leur peine.

Rapports et recommandations antérieurs

Le 13 juin 2024 marquait la sixième année de la décision dans l’affaire Ewert, mais les préoccupations liées au caractère applicable des outils d’évaluation et de classification aux Autochtones remontent quelques décennies en arrière. Notre bureau soulève depuis longtemps des préoccupations au chapitre de la qualité, de l’exactitude et des conséquences des outils d’évaluation. Au cours des 25 dernières années, le BEC a formulé huit recommandations publiques sur les pratiques d’évaluation et de classification qui concernent les Autochtones en particulier en demandant au Service de prendre des mesures concrètes pour veiller à ce que les outils qu’il utilise soient valides, fiables et culturellement adaptés sur le plan de leur composition et de leur application, de s’assurer de mener une enquête digne de ce nom sur le niveau de classification trop élevé des détenus autochtones, en particulier celui des femmes autochtones, et de corriger le tir.